Quelques jours entre Valence, Albufera et Denia donc où j’ai déjeuné au restaurant du chef Quique Dacosta. La maison mère en quelque sorte dont il dispose depuis une vingtaine d’année dans cette petite ville portuaire de la Costa Blanca où débarquent chaque jour les fameuses crevettes d’un rouge sanguin. Au restaurant, l’ordre n’est pas tout à fait établi et si le temps le permet, on peut commencer les agapes sur la terrasse. Je vous avoue que j’ai une légère appréhension avant de commencer, j’avais entendu des chiffres comme 42 plats servis, en petites portions soit, mais 42 ça chiffre et des accords mets et vins susceptibles d’être aussi renversants. Mes comparses ont l’air confiant, il y a des coraux vert et rouge qui arrivent sur la table basse. Je tends la main… Morceaux choisis seulement, car j’aurais peur de vous perdre en route si je vous exposais les 35 plats dégustés, en 6 actes il faut savoir. C’est à dire, acte 1 : snacks, acte 2 : légumes au vinaigre et salaisons, acte 3 : tapas, acte 4 : plats, acte 5 : viande, acte 6 : desserts
Les chips de crevettes en forme de coraux donc, avec des crevettes prises dedans. On casse ça en morceaux, ça croustille beaucoup, encore un peu quand on tombe sur les têtes de crevettes, c’est amusant, délicieux.
Une galette très fine, avec des petits pions de crème et des grains de riz séché. Cela est inspiré du soccarat (le fameux fond pris de la paella, sorte de caramélisation de riz et de sucs que l’on détache en dégustant la paella), ça croustille encore, c’est salé, c’est amusant.
Cela arrive en fumant sérieusement. On se rapproche, on pense évidemment à du charbon, c’est en fait des morceaux de meringue à l’encre de seiche, pas du tout sucrée, mais dont la texture me fait penser à ces barres d’Ovomaltine que j’adorais enfant (encore aujourd’hui je dois dire), cette espèce de crunch pas du tout ordinaire que ça fait sous la dent tout en collant un peu dedans. Bref, les morceaux sont à tremper dans une mousse inspirée d’une recette de brandade, à la morue, au paprika, à l’ail et l’huile d’olive. C’est assez doux et ludique.
Des plantes qui poussent dans les montagnes voisines, du raïm de pasteur et de la cordifole. Elles sont ici préparées en saumure et se révèlent incroyablement aromatiques et complexes en bouche, avec des notes salées, marines et florales aussi.
On est cette fois installé dans la salle. Une salle d’une vingtaine de couverts, menée par Didier, le directeur de salle français qui nous berce tour à tour de grande gentillesse, d’esplièglerie, de sérieux et de grand professionnalisme (ah les grands hommes de salle, on pourrait les honorer bien plus que ce qui n’est fait aujourd’hui. Moi je suis toujours sidérée à quel point ils savent imprégner un moment de notre vie autour de la table). Donc la poutargue de julienne, la meilleure de ma vie. Tendreté, puissance et onctuosité, je n’ai jamais mangé de poche d’oeufs de poisson salée et fumée si gourmande !
La tomate, déshydratée, séchée et intensément goûteuse et acidulée. Tout ce que vous voyez ici est déshydraté, jusqu’au petit oignon grelot du milieu. On mange avec les doigts, comme souvent chez Quique Dacosta, ce que j’aime d’ailleurs, ça apporte le sel des doigts, le contact direct de chair à chair. Mais parfois, ça casse un peu sous les doigts (comme ici) et l’on essaie de récupérer et recoller les morceaux tant bien que mal. Je regarde alors aussitôt mes voisins pour voir si l’un d’eux m’a vu dans cette fâcheuse position (je vois que tous font comme moi quand ça leur arrive). J’ai tendance à dire pendant le repas que Quique Dacosta aime bien nous mettre en délicate position. Mais personne ne relève, qu’importe.
Il y a parfois des plats auxquels je suis moins sensible. Ici, c’est un cigare croustillant planté dans un arbuste miniature et garni d’une préparation aux herbes. Avec lui, est servi un bouillon d’agneau très goûteux et corsé. Cela s’inspire d’un carré d’agneau aux herbes. Oui, pourquoi pas, mais je m’inquiète pour l’arbuste, est-il bien entretenu ? Attend-il à l’ombre toute la journée ? Je plaisante bien sûr, mais ce que je veux dire, c’est que ce genre de présentation semble un peu artificiel à mes yeux.
Celui-ci par contre, certainement pas. Même si je déteste la mousse de bain en cuisine comme je l’ai déjà expliqué ici (je n’aime pas la texture que ça procure en bouche, j’ai toujours l’impression que ça cache du savon ou autre ingrédient non comestible, mais alors qu’est-ce qu’on en voit ! Vivement que cette lubie passe, car je sais que cette heure viendra), ce citron cache une composition explosive. Un ceviche de poisson (negrito raputa ou quelque chose comme ça, personne n’a réussi à traduire) à la chair ferme, prise dans une préparation que je ne saurais entièrement décomposer, mais alors d’une saveur divine. Agrumes, sucre, gingembre, ail et je ne sais quoi qui créaient en bouche un résultat jouissif.
Un couteau dans son plus simple appareil, on le dirait un peu crucifié ceci dit. Non, en fait, il est tressé comme une corde ou un nœud de marin, cru et peigné d’une sauce un peu sucrée et absolument délicieuse. Je n’aurais jamais imaginé qu’un couteau cru puisse être si tendre, presqu’un peu visqueux et surtout si délicieux.
Il y a des riz aussi. Celui-ci en particulier, caché sous une crème de petit pois et de jus de seiche, des petits pois, des haricots verts émincés et de la seiche tendre. Je ne sais pas ce qui se passe, mais comme dans la création d’un sublime parfum par un nez, la symbiose entre les éléments est là. Sucre, verdeur, mer, cela se rejoint pour créer une saveur inédite, douce, amène, j’ai beaucoup aimé.
L’œuf dans son cratère avec ses cendres, il faut avouer que ça fait sourire. Quand on le perce, une matière jaune et une gelée marron se répandent. Et ce qui est censé être le blanc de l’œuf est en fait beaucoup plus fin qu’un blanc d’œuf. C’est rond et fumé, c’est amusant.
Le dessert, unique en fait, excepté deux, trois petites choses qui vont suivre, à base de fleurs et de fruits exotiques, de gelée, de meringue. C’est joli, rafraîchissant, ça n’amène pas grand chose au registre des desserts, si ce n’est que c’est agréable en bouche. J’ai l’impression que le chef n’a pas tellement envie de développer la partie sucrée. Et je me demande si c’est tellement important dans le sens où beaucoup de plats ont déjà joué tout au long du repas avec des saveurs sucrées. L’équilibre est finalement peut-être là. En même temps, après ces deux jours, j’ai eu très envie de chocolat.
Les pruneaux marinés qui n’en sont pas en fait, mais qui en ont le goût… Et un vin de Xérès (Moscatel Toneles Valdespino) qui a passé 200 ans en barrique nous explique l’incroyable sommelier de la maison José. Imaginer un vin qui a été pressé vers 1815 par des hommes qui vivaient dans un environnement bien différent du nôtre et que tant de temps a pu s’écouler depuis, moi ça m’émeut beaucoup, ça me bouscule. J’ai l’impression de faire une découverte archéologique et en même temps, c’est de la matière vivante.
La cuisine de Quique Dacosta joue sur les apparences, a l’air de s’amuser de manière presque enfantine et puis soudain, elle revient à des choses simples, évidentes, matures. C’est une alternance de sourires et de goûts et de sensations qui claquent, on en sort léger finalement, amusé, ébahi, heureux. Je souligne que pour ce grand moment (trois étoiles au guide Michelin), c’est autant la cuisine, que la salle et les accords mets et vins qui comptent. Une symbiose de différents univers qui sont savamment orchestrés, qui fait que l’on ne s’ennuie jamais, que l’on s’amuse même, que l’on est épaté, bouleversé, repu.
Le menu est unique, à 185 €, un prix raisonnable et sera le même durant tous les mois d’ouverture
Quique Dacosta, El Poblet, Las Marinas, 03700 Denia, Espagne